14.
Plus fort que jamais
« Le roi et la reine se lamentaient depuis des années de ne pas avoir d’enfants. Ils décidèrent finalement d’adopter une petite fille. Mais, pour leur plus grand malheur, l’enfant devint énorme et les dévora avec ses dents d’acier. »
Extrait d’un conte de fées russe
* * *
— Alors, qu’est-ce que t’as fait pour mériter un tel chat-qui-ment ? s’est enquise Mary K. le lendemain matin.
J’ai démarré en marche arrière pour sortir Das Boot de l’allée, deux craquottes à la fraise entre les dents.
Quand Mary K. était petite, ma mère lui avait dit un jour, après une grosse bêtise, qu’elle mériterait un châtiment. Ma sœur avait entendu « chat qui ment » et, bien sûr, elle n’avait rien compris. Depuis, l’expression était restée.
— Je lisais des bouquins qui ne leur plaisaient pas, ai-je marmonné d’un ton détaché, tout en m’efforçant de ne pas cracher des miettes partout sur le tableau de bord.
— Des trucs porno, tu veux dire ? a-t-elle demandé, soudain intéressée. Tu les as trouvés où ?
— Mais non, pas des trucs porno, l’ai-je détrompée, exaspérée. Ce n’était vraiment rien de grave. Je ne comprends pas pourquoi ils en font toute une histoire.
— Alors, quoi ?
Les yeux au ciel, j’ai passé une vitesse.
— Des livres sur la Wicca. Une ancienne religion centrée sur la femme, qui a précédé le judaïsme et le christianisme.
Je parlais comme un livre, maintenant. Ma sœur y a réfléchi un instant avant de répondre :
— C’est barbant, ton truc. Tu peux pas lire du porno, plutôt, ou quelque chose que je pourrais te piquer ?
— Peut-être plus tard, ai-je répliqué dans un éclat de rire.
* * *
— Tu rigoles ! s’est écriée Bree. Je n’arrive pas à y croire. C’est horrible.
— C’est surtout débile, ai-je soupiré. Ils veulent que je me débarrasse de mes livres.
Le banc sur lequel nous étions assis devant le lycée était glacé. Le soleil d’octobre faiblissait de jour en jour.
Robbie a secoué la tête. Avec des parents catholiques encore plus stricts que les miens, il compatissait. Je doutais qu’il leur ait parlé de son intérêt pour la Wicca.
— Tu peux les laisser chez moi, m’a proposé Bree. Mon père s’en moque complètement.
La tête rentrée dans les épaules, j’ai remonté la fermeture de ma parka jusqu’en haut pour protéger mon cou du froid. Il ne restait que quelques minutes avant le début des cours. Notre nouveau groupe hybride s’était rassemblé près de la porte est. J’ai aperçu Tamara et Janice qui s’avançaient vers le bâtiment en parlant tête baissée. Elles me manquaient. Je ne les voyais plus beaucoup, ces derniers temps.
Cal était perché sur le dossier du banc qui nous faisait face, près de Beth. Il portait de vieilles santiags usées aux talons. Il ne disait rien, ne nous regardait même pas, mais je sentais qu’il ne perdait pas une miette de la conversation.
— Qu’ils aillent se faire foutre, a lancé Raven. Ils n’ont pas le droit de t’interdire ces bouquins. On vit en démocratie, que je sache.
Bree a pouffé avant de répondre :
— Ouais. Mais appelle-moi d’abord le jour où tu diras à Sean et à Mary Grace d’aller se faire foutre !
J’ai souri malgré moi.
— Ce sont tes parents, a déclaré Cal, sortant soudain de son silence. Tu les aimes et tu veux respecter leurs sentiments, c’est normal. Si j’étais toi, moi aussi, je serais malheureux.
À cet instant, je l’ai aimé plus fort que jamais. Je pensais qu’il les traiterait lui aussi de vieux ringards, stupides et hystériques. Comme il était le plus investi de nous tous dans la Wicca, je m’attendais à ce que sa réaction soit la plus virulente.
Bree s’est tournée vers moi. J’ai prié pour que mes sentiments ne se lisent pas clairement sur mon visage. Dans les contes de fées, le héros et l’héroïne sont toujours faits l’un pour l’autre : ils se rencontrent, se marient et ont beaucoup d’enfants. Cal était fait pour moi. Je ne pouvais imaginer un mec plus génial. Mais moi, je ne représentais sans doute rien pour lui. Quel conte de fées tordu !
— C’est une décision difficile, a poursuivi Cal.
Notre groupe commençait à l’écouter comme un apôtre venu nous apporter la bonne parole.
— Moi, j’ai de la chance car la Wicca est notre religion familiale. (Après avoir réfléchi un instant, la tête posée sur la main, il a conclu en me souriant :) En même temps, si j’apprenais à ma mère que je voulais devenir catholique, elle péterait les plombs.
Robbie et Beth ont éclaté de rire.
— Enfin, a repris Cal, redevenu sérieux, tout le monde doit choisir son chemin. Morgan, c’est à toi d’en décider. J’espère que tu veux toujours explorer la Wicca. Je pense que tu as un don pour la magye blanche. Mais je comprendrais que cela te soit impossible.
La porte du lycée s’est ouverte à la volée et a claqué contre le mur. Chris Holly est sorti, suivi de Trey Heywood.
— Oh ! a beuglé Chris. Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous déranger, sales sorcières !
— Dégage, a lancé Raven d’une voix monocorde.
Chris l’a ignorée et a poursuivi :
— Vous faites quoi, là ? Vous jetez des sorts ? C’est permis, dans le périmètre du lycée ?
— Chris, arrête, a soupiré Bree en se massant les tempes. Laisse-nous tranquilles.
Aussitôt, il s’en est pris à elle.
— Tu n’as pas à me dire ce que je dois faire. On ne sort plus ensemble, pas vrai ?
— C’est vrai, a-t-elle admis, furieuse. Et ça, c’est en partie à cause de ce genre de comportement.
— Ah ouais ? Eh bien…
Chris a été coupé par la sonnerie et l’arrivée d’Ambrose, le prof de sport, qui approchait à grands pas.
— En classe, les jeunes, a-t-il ordonné machinalement en poussant les portes.
Chris a décoché un regard mesquin à Bree avant de suivre le prof à l’intérieur.
J’ai ramassé mon sac et je me suis dirigée vers l’entrée du lycée, Robbie sur les talons. Bree s’est attardée un instant. Un coup d’œil en arrière m’a appris qu’elle parlait à Cal, une main sur son bras. Raven les observait, les yeux plissés.
Mes pas m’ont conduite automatiquement jusqu’à la salle de classe tant j’étais confuse. Ma vie me semblait soudain très compliquée.
* * *
Après les cours, j’ai fourré mes livres sur la Wicca dans un sac en papier que j’ai emporté chez Bree. Elle m’a promis que je pourrais passer chez elle n’importe quand pour les lire.
— Je te les garderai précieusement, a-t-elle déclaré.
— Merci, ai-je dit avant de dégager mes cheveux derrière mon épaule et de poser la tête contre la porte. Je pourrais peut-être venir ce soir, après manger ? J’en suis déjà à la moitié du bouquin sur l’histoire de la sorcellerie, et c’est captivant.
— Bien sûr. Ma pauvre, a-t-elle ajouté en me tapotant l’épaule. Bon, fais-toi oublier quelques jours et tout redeviendra normal. Tu sais que tu peux passer quand tu veux, pour lire ou pour bavarder. D’accord ?
— D’accord, ai-je répondu en la serrant dans mes bras. Tu en es où, avec Cal ?
Il m’en coûtait de lui poser la question, mais je savais qu’elle n’attendait que ça. Elle a grimacé, puis a répondu :
— Il y a deux jours, on a parlé pendant presque une heure au téléphone, mais hier, quand je lui ai proposé d’aller à Wingott’s Farm avec moi, il a refusé. Je vais devoir employer la manière forte s’il ne cède pas bientôt.
— Il va céder, ai-je prédit. Comme tous les autres.
— C’est vrai, a reconnu Bree, le regard mélancolique.
— Bon, je t’appelle tout à l’heure.
J’étais soudain pressée que la conversation se termine.
— Allez, courage ! m’a-t-elle lancé tandis que je m’enfuyais.
* * *
La semaine suivante, j’ai veillé à passer plus de temps avec Tamara, Janice et Ben. Je suis allée au club de maths en essayant vraiment de m’intéresser aux fonctions, mais une seule chose m’obsédait : en apprendre davantage sur la Wicca et, surtout, être près de Cal.
Quand j’ai annoncé à ma mère que je m’étais débarrassée des livres, elle a eu l’air un peu gêné, mais surtout soulagé. Pendant une fraction de seconde, je me suis sentie coupable d’omettre une petite chose : les livres se trouvaient chez Bree et je continuais à les lire le soir. Puis j’ai haussé les épaules. J’avais beau respecter mes parents, je n’étais pas d’accord avec eux.
— Merci, a soufflé ma mère.
Elle a fait mine de poursuivre, mais s’est abstenue. Plusieurs fois cette semaine-là, je l’ai surprise en train de m’observer. Le plus étrange, c’est que son regard appuyé me rappelait le vendeur bizarre de Magye Pratique. Elle me dévisageait comme si elle guettait quelque chose, comme si des cornes allaient soudain me pousser sur le front ou je ne sais quoi.
Tout au long de la semaine, l’automne s’est installé peu à peu, gonflant les eaux de l’Hudson, le fleuve qui borde la ville. Les jours avaient visiblement raccourci, le vent était devenu plus vif. La nature semblait dans l’expectative, je le voyais dans les feuilles, le vent, le soleil. Comme si un événement crucial allait se produire. Mais quoi ?
Le samedi après-midi, le téléphone a sonné pendant que je révisais mes cours. Cal, ai-je pensé avant de décrocher le combiné sans fil de l’étage.
— Salut, a-t-il dit, et le simple fait de l’entendre m’a laissée sans voix.
— Salut, me suis-je forcée à répondre.
— Est-ce que tu viens, pour le cercle de ce soir ? a-t-il demandé de but en blanc. On se retrouve chez Matt.
Cette question m’avait tourmentée pendant des jours. D’accord, de façon détournée, je désobéissais déjà aux ordres de mes parents en lisant mes livres, mais participer à un cercle me semblait beaucoup plus grave. Engranger des connaissances sur la Wicca était une chose ; la pratiquer en était une autre.
— Je ne peux pas, ai-je fini par murmurer, au bord des larmes.
Cal est resté silencieux une minute.
— Je te promets que personne ne se déshabillera.
Son ton taquin m’a fait sourire. Il a marqué une nouvelle pause avant de poursuivre :
— Et je te promets que je ne te porterai pas dans l’eau.
Il avait parlé d’une voix si basse que je n’étais pas sûre de l’avoir vraiment entendu.
— Sauf si tu le souhaites, a-t-il ajouté, dans un même murmure.
Bree, ta meilleure amie, est amoureuse de lui, me suis-je rappelé pour rompre le charme. Elle, elle a une chance. Toi, non.
— C’est juste que… je… je ne peux pas, me suis-je surprise à bégayer piteusement.
Soudain, le pas de ma mère a résonné au rez-de-chaussée. Je me suis faufilée dans ma chambre, fermant la porte derrière moi.
— Très bien, s’est-il contenté de répondre.
Il a laissé le silence – un silence intime – s’installer entre nous. Je me suis allongée sur mon lit, les yeux posés sur les feuilles couleur de flamme qui bordaient ma fenêtre. À cet instant, j’aurais renoncé au reste de ma vie pour que Cal soit étendu là, près de moi. J’ai fermé les yeux. Des larmes ont coulé en travers de mes joues.
— Peut-être une autre fois, a-t-il conclu.
— Peut-être, ai-je répété en luttant pour que ma voix ne me trahisse pas.
Sans doute pas, ai-je pensé, au supplice.
— Morgan…
— Oui ?
Silence.
— Non, rien. On se voit lundi au lycée. Tu vas nous manquer, ce soir.
« Tu vas nous manquer. » Et non : « Tu vas me manquer. »
— Merci, ai-je soupiré.
J’ai raccroché et, la tête dans l’oreiller, j’ai pleuré.